II

Une pièce hygiéniquement vide, pas une revue, pas un papier, trois fauteuils, une petite table avec un cendrier, et sur les murs ripolinés, trois gravures représentant des Océan Clippers, toutes voiles dehors, par gros temps, C regarda les voiliers avec ennui, il sentit une crispation dans la région de l’estomac, la douleur n’était pas vive, mais continue, elle ne paraissait pas venir de l’intérieur des organes, mais de leur enveloppe, c’était plutôt une lourdeur, une contraction pénible des muscles, elle irradiait en bas jusqu’au ventre et en haut, sous les côtes, elle gagnait par moments les vertèbres, C avait l’impression que s’il réussissait à s’allonger, à remonter ses jambes et à détendre ses muscles, ses organes endoloris reprendraient leur place, mais c’était faux, la souffrance ne cessait jamais, ce n’était d’ailleurs pas une vraie souffrance, une gêne plutôt, vague, diffuse, insistante, insupportable, il pouvait l’oublier plus d’une heure de suite si son attention se concentrait, mais elle revenait avec une régularité pénible, même la nuit, le sommeil disparaissait, tout se détraquait, les nerfs à vif, la fatigabilité plus rapide, la récupération moins prompte, C s’affaissa dans son fauteuil, ferma les yeux.

Au même instant, la tête blonde de Johnnie roula sur son bras, il y eut un spasme bref, les deux lèvres aspirèrent l’air avec un frémissement convulsif, il y eut une brusque détente des jambes et ce fut tout, ils étaient couchés dans une rizière, entourés d’un nuage de moustiques mauves, de balles, d’éclats de mortier, un G.I. dit derrière moi « Il a son compte », il fallut attendre la nuit pour que les hélicoptères pussent atterrir, l’infirmier dans l’hélo enlevait les plaques d’identité des morts, son regard croisa le mien, il avait l’air triste et amer, il agita les plaques dans le creux de sa main et dit : « Ça tient peu de place, une dizaine d’Américains. »

« Permettez-moi de me présenter, dit une voix, je m’appelle David Keith Adams, Mr. Lorrimer vous attend », un homme d’une quarantaine d’années, grand, maigre, le visage allongé, les yeux noirs enfoncés dans les orbites, les lèvres sinueuses, heureux de vous rencontrer, Mr. Adams, dit C, ils marchèrent en silence dans un couloir étroit, ripoliné, interminable comme une coursive de bateau, une porte s’ouvrit, heureux de vous rencontrer, Mr. C, dit Lorrimer, voulez-vous vous asseoir ?

C eut l’impression de poser son sourire sur ses traits comme un masque, me permettez-vous ? dit-il avec entrain et se relevant, il tendit son étui à cigares à Lorrimer par-dessus son bureau, Lorrimer l’enveloppa d’un regard rapide, le visage poupin, les yeux durs, le sourire cordial et faux. Un Upmann ! dit Lorrimer, les cigares de l’étui étaient très serrés, il n’arrivait pas à extraire celui qu’il avait choisi, C souriait, il abaissa ses paupières et promena un regard vif, professionnel, sur le bureau, ils avaient dû incorporer leur micro dans la moulure d’un des pieds, car le bureau lui-même était vierge de tout papier, livre, bloc-notes ou stylo, miracle de nudité distinguée comme le beau visage fin, brun, impassible de Mr. Lorrimer, l’élégance stricte, la forme physique parfaite, les cheveux noirs avec le beau dégradé gris-blanc des tempes, les rides nobles, le nez à peine aquilin, il avait l’air d’un acteur, C, le bras tendu au-dessus du bureau, continuait à sourire à Lorrimer d’un air aimable, un de ces sales crâneurs de Boston qui prononce les a à l’anglaise.

— Un Upmann, dit Lorrimer en palpant le cigare dans ses mains fines. Vous les faites venir de Paris, Mr. C ?

— Je vais vous étonner, Mr. Lorrimer, je les reçois directement de La Havane.

— Alors, dit Lorrimer en levant un sourcil, c’est que notre blocus est inefficace.

— Je ne dirais pas cela. Mr. Adams, un Upmann ?

— Merci, je ne fume pas.

— Mes fonctions, dit C, me mettent parfois en rapport avec des gens qui vont à Cuba, et qui en reviennent.

— Je vois, dit Lorrimer, et son visage se ferma.

C souriait. Son visage blond et poupin portait cet air de jovialité sérieuse qui avait tant fait pour sa carrière. L’air distant et recueilli, Lorrimer sortit un petit canif de sa poche et se mit à couper le bout arrondi du cigare avec des gestes précis et minutieux, je ne m’attends évidemment pas qu’il coupe l’extrémité du cigare d’un coup de dent et la recrache sur le tapis, mais c’est agaçant, ce rituel, il se fout de moi, il prend tout son temps, il me snobe, pour lui il y a deux façons de servir les U.S.A. : une façon noble, la sienne, et une façon ignoble, la mienne, je parie que ce fume-cigare en ivoire sculpté vient tout droit de Hong-Kong, et le briquet ? en or, le briquet ? mais non, mais non, un austère utility-lighter en fer, cadeau d’un ami britannique pendant la guerre, le type même du glorieux souvenir et de la pauvreté raffinée. Agacé, C détourna la tête et regarda par la fenêtre, sous les érables, l’Anacostia roulait ses flots boueux couleur chocolat, c’est de la merde, leur fameux fleuve, en fin de compte, et ce goût pour les vieilleries, ces canons vert-de-grisés, et dans la gueule de l’un d’eus, à ne pas en croira mes yeux, un nid d’oiseau, quel symbole pour un damné pacifiste, voilà ce que nos canons vont expédier aux Chinois, des nids d’hirondelle !

— Eh bien, Mr. C, dit Lorrimer en tirant une bouffée de son Upmann. Que puis-je faire pour vous ?

— Nous avons pensé, dit C, qu’il était temps que nous commencions à nous intéresser aux dauphins en général et pas nécessairement aux dauphins américains, si vous voyez ce que je veux dire…

Lorrimer inclina la tête.

— Et c’est là où, étant profane, j’aurais quelques questions à vous poser.

— Posez-les, dit Lorrimer avec froideur.

C croisa les jambes, son estomac se crispa, il se sentit irrité, il me manie, avec des pincettes, le salaud, aussitôt, ce fut comme si un signal de danger, quelque part, s’était allumé, il y eut dans son esprit comme un déclic, tout s’effaça, il avait appris à contrôler ses émotions au point de les supprimer, à volonté, en une fraction de seconde, il regarda Lorrimer et son visage blond, poupin et compétent souriait d’un air amical.

— Première question : les Soviétiques s’intéressent-ils aux dauphins ?

— Sûrement. Ils publient des traductions en langue russe de nos propres travaux.

C le regardait, attentif, aimable, c’est bien ce que je pensais, l’accent de Boston, l’intonation raffinée, l’articulation précise, la suprême distinction phonétique.

— Et eux-mêmes, dit-il, où en sont-ils dans leurs recherches ?

— Ce qu’ils publient, et ils publient très peu, ne paraît pas montrer qu’ils soient très avancés.

C regarda Lorrimer.

— Si je comprends bien, les Soviétiques profitent de nos recherches et nous ne profitons pas des leurs.

Lorrimer sourit. Quand il souriait, le côté droit de sa lèvre supérieure se gonflait et s’arquait, ce qui donnait à sa physionomie un air de supériorité ineffable.

— Ce n’est pas aussi scandaleux que cela peut paraître. Pour les dauphins, nous en sommes à la recherche fondamentale. À ce stade, le secret ne serait pas seulement inutile, il serait désavantageux.

— Pourquoi ?

— Nous avons aux U.S.A. plusieurs équipes travaillant sur les dauphins, les unes subventionnées par les agences d’État, les autres, par de grandes entreprises privées, comme la Lockheed. Les recherches piétineraient si aucune de ces équipes ne publiait ses résultats.

— Mais ne pourrait-on pas restreindre la publication des résultats aux seuls chercheurs ?

— Ce serait difficile. Les U.S.A. comptent actuellement de nombreux delphinologues. En outre, un bon nombre de chercheurs étrangers travaillent pour nous dans leur propre pays.

C se frotta l’aile du nez.

— Je m’excuse de me répéter, mais si tous les chercheurs que nous subventionnons, étrangers ou américains, publient leurs travaux, et que les Soviétiques ne publient pas les leurs, les Soviétiques vont nous talomier et qui sait même, nous dépasser.

— Absolument pas.

— Pourquoi ?

Lorrimer leva sa belle tête comme un ostensoir.

— Nous sommes le seul pays au monde à pouvoir dépenser chaque année des centaines de millions de dollars sur les dauphins. Mieux : nous sommes le seul pays au monde à subventionner sur notre territoire cent cinquante delphinologues, je dis bien cent cinquante, sans compter les delphinologues que nous subventionnons dans les pays alliés.

Il prit un temps, regarda C, son beau visage prit une expression d’austérité, et il dit sans élever la voix :

— Nous ne serons jamais rattrapés.

— Même en publiant tout ?

Lorrimer eut un demi-sourire.

— Aux U.S.A., comme partout, il y a toujours un décalage de temps entre le moment où les savants obtiennent des résultats et le moment où ils les publient.

— Me voilà à demi rassuré.

— Je vais vous rassurer tout à fait. Il viendra vraisemblablement un jour où, au lieu de laisser chaque laboratoire juger ce qu’il doit ou ne doit pas publier, nous devrons organiser le secret.

— Et ce sera ?…

— Quand les résultats de nos delphinologues seront devenus exploitables.

C fit à son tour une pause et regarda Lorrimer :

— Et ce moment n’est pas encore venu ?

— Non.

Lorrimer avait hésité une fraction de seconde, mais C était trop bien entraîné pour n’avoir pas perçu l’hésitation.

— Je conçois, dit-il avec lenteur, que si vous faites un jour le black-out, il vaudra pour tout le monde, y compris pour moi. Mais d’un autre côté, je voudrais être assuré que j’aurai toujours des renseignements suffisants, et que je les aurai toujours assez à temps, pour orienter mes recherches à l’étranger.

— Vous les aurez, dit Lorrimer avec sécheresse.

C ferma à demi les yeux, et regarda Lorrimer, le beau visage austère, les dix commandements inscrits sur chacun des traits, et pourtant, des deux, l’homme austère, ce n’est pas lui, c’est moi, lui, il s’offre encore ce luxe : des émotions personnelles et des aspirations morales.

— Mr. Lorrimer, reprit-il, j’aimerais maintenant avoir quelques détails qui me permettront de donner à mes recherches une direction définie. J’aimerais savoir, par exemple, ce qui, dans l’étude des dauphins, intéresse plus particulièrement les Forces armées.

Lorrimer sourit, le côté droit de sa lèvre supérieure se gonfla, il regarda Adams et dit d’un ton bref :

— La peau.

— La peau ? dit C.

Son regard alla de Lorrimer à Adams et revint à Lorrimer.

— Il y a un profond mystère dans cette peau, dit Adams, d’un air légèrement amusé.

C les regarda l’un après l’autre. Lorrimer fit un geste vague avec son cigare :

— Expliquez, David, dit-il avec condescendance.

— Mr. C, dit Adams, que savez-vous de la peau du dauphin ?

— Mais rien, bien entendu.

— Et de sa vitesse de nage ?

— Elle est très rapide, je crois.

— On l’a mesurée, Mr. C. Elle peut atteindre trente nœuds à l’heure.

— C’est remarquable.

— C’est stupéfiant.

— Et que vient faire la peau là-dedans ? dit C au bout d’un moment.

— Eh bien, on pense que le dauphin doit sa vitesse aux propriétés de sa peau. Ici, deux théories, reprit Adams : celle de Max Kramer…

— Max Kramer ? dit C avec vivacité. Vous avez bien dit Max Kramer ? L’expert des missiles ?

Adams jeta un coup d’œil à Lorrimer :

— Lui-même.

— Et que dit Max Kramer ? demanda C en reprenant d’un seul coup son calme.

— Que le dauphin, en réalité, possède deux peaux. Une première peau, la plus profonde, qui enveloppe la couche de lard, et une deuxième peau, la peau superficielle, qui recouvre des petits canaux verticaux remplis d’une matière spongieuse saturée d’eau. C’est cette peau superficielle qui explique, d’après Kramer, les grandes vitesses de nage du dauphin. Elle est très molle, très élastique, très sensible à la moindre pression, et elle se déprime et se ride au contact des turbulences de l’eau.

C ferma à demi les yeux.

— Je me permets de vous interrompre. Qu’est-ce que vous appelez la turbulence de l’eau ?

— Tout corps en mouvement dans l’eau ou dans l’air crée une turbulence, ou si vous préférez, des petits tourbillons qui le freinent. D’après Kramer, la peau superficielle du dauphin élimine ces tourbillons par son extraordinaire élasticité.

— C’est une explication ingénieuse.

— Il y en a une autre. Des chercheurs ont constaté que la peau superficielle du dauphin est très fortement irriguée par une multitude de petits vaisseaux sanguins. À haute vitesse, il se produit dans ces vaisseaux un brusque afflux de sang qui dégagerait assez de calories pour réchauffer la couche superficielle d’eau en contact avec l’épiderme. C’est ce réchauffement qui éliminerait la turbulence.

Adams s’arrêta, jeta un coup d’œil à Lorrimer et reprit :

— Vous voyez, Mr. C, l’intérêt pratique de ces recherches.

— Mais non, dit C en fermant à demi les yeux, je m’excuse, je ne le vois pas.

Adams regarda Lorrimer et fit entendre un petit rire.

— Eh bien, disons que grâce aux dauphins, on se rend mieux compte aujourd’hui que l’hydro et l’aérodynamisme ne sont pas seulement une question de forme, mais une question de revêtement. Supposez qu’on perce le mystère de la peau du dauphin : on pourrait imiter cette peau par un procédé industriel et en revêtir les objets appelés à se déplacer dans l’eau et dans l’air. Le gain de vitesse serait énorme.

— Vous voulez dire le gain de vitesse des missiles ?

— Pas seulement des missiles : des avions, des sous-marins, des torpilles.

Il y eut Un silence et C dit :

— C’est tout ?

— C’est tout, dit Adams.

C regarda Adams et Lorrimer d’un air naïf :

— Je suis déçu. Je pensais que vous alliez m’apprendre que les dauphins parlaient anglais.

— Mr. C, dit Lorrimer en arquant sa lèvre supérieure, il ne faut pas croire tout ce que disent les journalistes.

— Il n’y a donc rien de vrai dans ces histoires ?

Lorrimer fit un mouvement des lèvres qui, chez un individu moins distingué, aurait pu passer pour une moue.

— Allez voir le Dr. Lilly, Mr. C, il vous le dira.

Il regarda sa montre.

— Je n’ai plus que deux questions à vous poser, dit C avec un sourire aimable.

— Mais volontiers, dit Lorrimer en posant l’index de sa main droite sur ses lèvres et en regardant le plafond.

— Est-il exact que le dauphin se dirige parfaitement dans l’eau sans aucune visibilité ?

— Je l’ai entendu dire.

Il y eut un silence. Le salaud, pensa C. Il l’a entendu dire !…

— Dernière question, dit C. Le dauphin peut-il vraiment s’apprivoiser ?

— Ça dépend de ce que vous entendez par apprivoiser, dit Adams.

— Eh bien, par exemple, si son dresseur le lâchait en mer libre et au bout de quelques minutes, le rappelait, reviendrait-il ?

— À ma connaissance, dit Lorrimer, l’expérience n’a pas encore été tentée.

Il se leva.

— Voulez-vous m’excuser, Mr. C, mais j’ai maintenant une réunion et je suis déjà en retard.

C se leva à son tour.

— C’est moi qui m’excuse. Je vous ai pris beaucoup trop de votre temps précieux.

— David va vous accompagner, dit Lorrimer avec un sourire rapide. Au revoir, Mr. C.

La porte se referma. Le long couloir ripoliné blanc. Adams prit C par le bras.

— Eh bien, dit-il en tournant la tête sur la droite, comment trouvez-vous le vieux ?

— Un peu raide.

— Vous voulez dire avec vous ?

— Oui.

— Il est raide avec tout le monde.

Il ajouta :

— Pour ne rien vous cacher, il juge vos recherches inutiles.

C se redressa, piqué.

— Pourquoi, inutiles ?

— Il vous l’a dit. À son avis, ce n’est même pas la peine d’aller fourrer notre nez dans la delphinologie soviétique. Elle ne rattrapera jamais la nôtre.

— Supposez, dit C, que les Russes aient un génie qui fasse faire à l’étude des dauphins un pas décisif.

Adams ouvrit la porte de l’ascenseur et laissa passer C devant lui :

— Le vieux vous dirait que vous retardez. L’époque des génies qui faisaient seuls de sensationnelles découvertes avec un matériel de fortune est révolue. À l’heure actuelle, le progrès scientifique suppose d’énormes investissements et de nombreuses équipes de chercheurs : autrement dit, beaucoup d’argent. Le problème est quantitatif. Le pays le plus riche fera nécessairement les plus grandes découvertes.

— Vous croyez cela ?

— Oui.

— Si je le croyais, dit C, je n’aurais plus qu’à me faire hara-kiri.

Adams se mit à rire.

— Eh bien, reprit C, merci de m’avoir accompagné. Et me permettez-vous, le cas échéant, de vous téléphoner si j’ai besoin d’un renseignement complémentaire ?

— Bien volontiers, dit Adams en lui donnant une petite tape sur l’épaule.

Dès qu’Adams réapparut dans son bureau, Lorrimer se leva d’un mouvement vif et vint à sa rencontre. Il conservait son air de dignité, mais ni dans ses traits, ni dans son attitude, il n’y avait trace de cette raideur qui avait incommodé C.

— Eh bien, dit-il d’un air enjoué. Ses impressions ?

— Vous êtes un peu raide. Je suis à la fois plus souple et plus coopérant. La prochaine fois, il passera par moi.

Il ajouta :

— J’ai beaucoup aimé la façon dont vous avez essayé de le persuader que la delphinologie soviétique ne vous donnait aucun souci.

— Ai-je réussi ?

— Non, je ne crois pas. Il ne manque pas d’intuition et il en sait plus qu’il n’en dit.

— Précisément. Nos services viennent de me téléphoner. Primo : C n’est pas un petit agent banal, comme il l’a prétendu, mais bien un des chefs du renseignement scientifique.

— Rétrospectivement, je me sens très honoré, dit Adams avec un mince sourire.

— Secundo, C est diplômé de sciences physiques de l’Université de Yale…

— Et il a posé des questions sur la turbulence !

— Et c’est là, à mon avis, qu’il s’est trahi. Un ignorant aurait fait semblant de savoir.

On frappa à la porte.

— Entrez ! cria Lorrimer.

Un homme apparut, remit à Lorrimer une photo de grande taille et s’en alla.

— Nos petits gars n’ont pas perdu leur temps, dit Lorrimer. Venez voir, David.

Adams contourna le bureau et se pencha par-dessus l’épaule de son chef.

— Excellente photo, dit-il avec un petit rire.

Il ajouta au bout d’un moment :

— Ce visage poupin exsude la fausseté par tous les pores.

— Oh, vous exagérez, dit Lorrimer. Il y a beaucoup d’Américains moyens qui cultivent ce genre jovial.

Il jeta la photo encore humide sur la table.

— Et voilà, dit-il avec un soupir. Il nous fiche et nous le fichons. Quelle absurdité.

— Je me demande, dit Adams, s’il a réussi à pêcher quelque chose dans notre conversation.

— Je ne crois pas. Mais nous allons nous en assurer.

Il ouvrit un tiroir, un téléphone apparut, il décrocha :

— Faites-moi passer la bande. Depuis le début.

Il se renversa en arrière et prenant la photo, la regarda de loin en penchant la tête sur le côté.

— Quelle plaie, cet espionnage entre services. Quel gaspillage de temps ! Ce pauvre C, quand il rentre chez lui le soir, il doit se regarder par le trou de sa serrure pour se surprendre en train de vider ses poches.

Adams se mit à rire. Au même instant, la voix de Lorrimer sortit d’un placard et prit possession de la pièce.

— Un Upmann ! Vous les faites venir de Paris, Mr. C ?

— Je vais vous étonner, Mr. Lorrimer, je les reçois directement de La Havane.

— Alors, c’est que notre blocus est inefficace.

— Je ne dirais pas cela. Mr. Adams, un Upmann ?…

Quand la bande fut finie, Lorrimer se leva :

— Eh bien, David, que pensez-vous de notre petit laïus ?

Adams sourit :

— C’est un chef-d’œuvre d’analyse à fleur de peau… [8]

 

*

 

Dès la sortie de l’avion, le soleil californien lui était tombé sur le crâne, il était étendu, nu et moite, sur le lit de la chambre au quinzième étage de l’hôtel, mille cinq cents chambres semblables, les mêmes grosses lampes avec des pieds en forme d’ananas géants, le même rideau à grandes fleurs jaunes et vertes, la même baignoire fermée par des glaces coulissantes – quand on prenait une douche, on avait l’impression d’être un poisson dans un aquarium –, C transpirait sur son sommier métallique, métalliques aussi les poutrelles de l’immense building à dormir, c’était affolant de s’imaginer l’énorme ruche et les insignifiants petits hommes qui s’agitaient dans chaque cellule pour un bref moment avant la mort, chacun dans sa petite niche, pour le sommeil, l’insomnie, l’amour, les soucis d’argent, les projets de suicide, à quoi tout cela rimait, bon Dieu, c’était d’une absurdité à crier, C pesait sur le lit, inerte et moite, quelle connerie, bon Dieu, d’avoir pris deux douches coup sur coup, le bien-être durait à peine cinq minutes et après, c’était bien pis, il transpirait, il étouffait, mais en même temps, le courant froid de l’air conditionné lui tombait sur la tête et les cheveux encore humides, il se releva, ferma le bouton du conditionnement, essaya d’ouvrir la fenêtre, elle ne s’ouvrait pas, il n’y avait pas le choix, l’air glacé ou l’étouffement, il se jeta sur son lit, épuisé, tous les nerfs vibrant, l’estomac tendu et crispé, et la douleur sournoise, insistante, irradiant jusqu’au foie, sous les côtes, le ventre gonflé où il enfonçait ses doigts comme dans une pâte, pour se masser, il se sentait si seul qu’il faillit décrocher et appeler Bessie à New York, c’était idiot, qu’est-ce qu’ils se seraient dit ? qu’y avait-il entre eux, quelques grimaces, quelques paroles, beaucoup de silence, pas même un enfant, je ne la touche même plus, j’ai horreur de ses gros seins, de cette viande molle, quelle joie ça me ferait de cloquer une de ces garces, de lui vider un chargeur dans le gras du ventre, cinq ans que j’ai cessé de verser ma prime d’assurance-vie, je voudrais ressusciter quelques secondes après ma mort pour voir sa tête, elle se remariera avec le premier crétin venu, elle fabriquera d’autres crétins, voilà à quoi servent ces punaises, à perpétuer l’espèce, pas de quoi se vanter, il étendit la main, le foie, sous ses côtes, lui fit mal, il saisit l’enveloppe où son agent avait dactylographié la conversation entre Lorrimer et Adams d’après la bande magnétique qu’il avait continué à impressionner quand C était sorti du bureau, et relut le texte d’un bout à l’autre, ces deux-là l’avaient pris pour un bleu, quelle comédie, obligé, pour en savoir plus, de traverser les États-Unis d’est en ouest pour aller fourrer mon nez à Point-Mugu, bon Dieu, même à Saigon, c’était déjà bien assez merdeux et compliqué, il y avait tant d’agences, de services et de polices qui passaient leur temps à se snober, à se jalouser, à se doubler, au lieu de se concentrer sur les Viets, les Soviétiques font leurs gaffes par excès de centralisation, et nous, par excès contraire, on n’en finit plus avec la dispersion, le gaspillage des moyens, le foisonnement des services, la manie de l’auto-espionnage, nous finirons tous dans un asile d’aliénés, sous les coups du surmenage et de l’électrochoc, il décrocha, demanda à être réveillé le lendemain à sept heures, prit deux petites pilules et les avala, impossible maintenant de fermer l’œil la nuit sans pilules, et le lendemain, il se sentirait si vaseux qu’il avalerait deux pilules de No-Doz pour se sentir en forme à Point-Mugu, un excitant le jour, un tranquillisant la nuit, un vrai drogué, sans compter le Bourbon, les cigares, pas étonnant que j’aie mal au foie, tout ça finira dans une petite boîte, au fond d’une fosse, et alors ? et alors ? je m’en fous, je ne tiens même pas à ressusciter, ses bras pesèrent sur le lit, sa tête s’immobilisa, un nerf dans sa jambe se détendit, il se sentit mieux, il roulait sur une route de Floride dans une Ford décapotable, une fille à sa droite et Johnnie derrière lui avec une autre fille, qu’est-ce que c’était que ces connasses, d’ailleurs, j’ai oublié jusqu’à leurs noms, saouls tous les quatre, moi un peu moins, je conduisais je voulais rentrer intact à la villa de location, je conduisais très lentement, Johnnie se dressa debout sur le siège arrière et dit : « Attends, Bill ! Je vais t’aider ! », et avec les bras, il ramait dans l’air en riant comme un fou, la fille accrochée à lui pour le faire rasseoir, à la villa, on avait bu et encore bu, et mangé un peu, il faisait tiède, le ciel bleu profond et une lune ronde d’un jaune orange, Johnnie s’était levé, « Bon Dieu, dit-il, je me fous à poil ! Et toi aussi, Bill, regarde cette lune, elle a l’air d’une fesse ! » Les filles avaient crié et je riais, je riais, en arrachant mes vêtements, fini la civilisation !, dit Johnnie, tout le monde à poil !, les filles s’enfermèrent dans une chambre en piaillant, le lendemain, je me réveillai dans le lit avec Johnnie, la tête de Johnnie sur l’oreiller à côté de la mienne, et son bras jeté en travers de ma poitrine, je ne bougeai pas, la porte-fenêtre sur la terrasse était grande ouverte, il faisait soleil, je voyais un bout de mur crépi blanc se détacher sur le ciel, je n’avais jamais remarqué que c’était si beau, le blanc de ce mur sur le bleu du ciel.

 

*

 

Le bassin circulaire brillait sous le soleil californien et dans l’eau bleue pleine de reflets, C regardait évoluer le dauphin. Il tournait sans se lasser, à un mètre environ de la surface, et pour reprendre sa respiration, il avait une façon très élégante de faire le gros dos sans cesser sa progression, si bien que seule la partie comprenant l’évent émergeait. Sa caudale était, non pas verticale comme chez les poissons, mais horizontale, et sa mobilité n’intéressait pas seulement la nageoire, mais toute la partie affinée et musclée qui la précédait. C suivit le dauphin des yeux avec attention : Au fond, c’est l’horizontalité de la caudale qui explique son habileté à se mouvoir dans le plan vertical, et surtout son aptitude à jaillir hors de l’eau à la hauteur d’un premier étage, comme je l’ai vu faire à Miami. Il suffit pour cela que le bassin soit assez profond pour qu’il ait la place de se mettre debout au fond de l’eau et démarrer de bas en haut avec assez de force pour crever la surface. Mais ce que j’ai trouvé de plus inouï dans le show de Miami, c’est sa danse, quand il sort le corps aux trois quarts de l’eau, s’équilibre dans cette position et recule par de vigoureux mouvements de la queue d’un bout à l’autre du bassin. On dirait un homme marchant à reculons. Quand on y réfléchit, c’est bien plus fort qu’un chien en train de faire le beau ou même qu’un funambule glissant sur une corde raide, car sa verticalité à l’air libre repose uniquement sur le mouvement de la caudale dans l’eau, ce qui implique une puissance musculaire et un contrôle de puissance véritablement stupéfiants.

Le dauphin cessa de tourner en rond, se dirigea vers C, s’immobilisa à un mètre de la paroi, et penchant sa grosse tête de côté, le regarda. Ce n’était pas l’œil rond et inexpressif d’un poisson, mais un œil quasi humain, mobile, malin, gentil, plein de curiosité. Le dauphin tourna la tête de l’autre côté et considéra C de l’autre œil, puis il entrouvrit légèrement ses mâchoires dont le dessin sinueux lui donna l’apparence de sourire à C d’un air espiègle.

Quelques secondes s’écoulèrent. Ayant terminé son inspection, et constatant que C n’avait pas l’intention de jouer avec lui ni de le caresser, le dauphin pivota sur lui-même, s’éloigna et reprit sa ronde. Manifestement, seule sa caudale était propulsive. Les nageoires latérales ne lui servaient que pour virer ou pour assurer son équilibre, comme les quilles antiroulis d’un bateau. Quant à l’importante nageoire dorsale, elle devait jouer le même rôle que la dérive sur un petit voilier : assurer la stabilité de route et permettre des virages plus rapides.

La souplesse, l’aisance et la puissance de sa nage étaient impressionnantes. Son passage dans l’eau ne créait, pour ainsi dire, aucun remous, ou plutôt, si remous il y avait, il ne se produisait pas dans son sillage, mais très faiblement, à la surface du bassin, où quelques cavitations étaient visibles : phénomène très explicable, puisque la caudale était horizontale et que l’eau était rejetée par elle, dans la propulsion, de bas en haut. Par contre, dans la couche d’eau où le dauphin se déplaçait, l’œil ne discernait pas de tourbillons. Mieux même, la nécessité pour le dauphin de venir respirer à la surface en faisant le gros dos ne paraissait pas freiner sa course, si souple, si arrondi était le mouvement par lequel il amenait son évent à l’air. Le bassin était beaucoup trop petit pour permettre au dauphin d’utiliser le dixième de sa vitesse, mais dans sa nage la plus nonchalante, on sentait des réserves de force.

— Vous avez déjà fait connaissance avec Dash, dit une voix joviale derrière C.

C se retourna.

— M. D. Morley, dit le nouveau venu en lui tendant une main rouge comme un jambon. C’est moi qui suis chargé de vous faire les honneurs. Bienvenue à la base navale de Point-Mugu, Mr. C, poursuivit-il avec une solennité moqueuse et cordiale. Et si vous me permettez un conseil, ce serait de mépriser le protocole et d’enlever votre veste.

— Avec joie, dit C.

Morley lui-même était en bras de chemise, le visage rond, le torse rond, les yeux ronds, les cheveux frisés courts, l’image même de la bonne santé et de la bonne humeur dans un panneau de publicité pour une grande marque de bière.

— Il doit s’ennuyer, tout seul, dit C, en agitant la main dans la direction de Dash.

— Mais il n’est pas seul ! dit Morley. Il est relié par téléphone, ou plutôt, par hydrophone, à Doris qui se trouve dans un autre bassin.

— Ils se connaissent ?

— Ils ont vécu ensemble dans le même bassin pendant un certain temps. On ne les a séparés que pour les besoins de l’expérience : on voulait enregistrer leurs conversations.

— Et ils parlent ?

— Et comment ! Comme deux amoureux à chaque bout d’une ligne téléphonique.

— Mais comment sait-on que c’est une vraie conversation ?

— Ils ne parlent jamais en même temps, mais l’un après l’autre, comme s’il s’agissait de questions et de réponses dans un dialogue.

— Mr. Morley, dit C, je crois me rappeler que les dauphins émettent une grande variété de bruits, craquements, grognements, jappements…

— Oui, mais dans la conversation, ils emploient surtout des sifflements. Et ces sifflements sont très différents les uns des autres pour la durée, l’amplitude, la fréquence et la modulation. Il est possible que le delphinais soit une langue sifflée, ajouta Morley avec un air de contentement répandu sur son visage rond.

— Alors, décodons-la, dit C d’un ton facétieux, mais ses yeux froids surveillaient avec attention le visage de Morley.

— On s’y emploie, dit Morley sur le même ton. Mais il faut d’abord classer les sons.

Il y eut un silence et C dit :

— Même en étant optimiste, je suppose que ce ce n’est pas encore pour sitôt.

— Non. Mais rassurez-vous, nous ne faisons pas qu’étudier les sifflements. En fait, nous attaquons le problème par tous les bouts.

— Par exemple ?

— Par exemple, nous essayons d’apprendre aux dauphins les voyelles anglaises en les leur faisant entendre dans la fréquence et la modulation qui sont les leurs. En d’autres termes, nous delphinisons l’anglais pour le leur rendre accessible.

— En somme, dit C, vous essayez de créer un delphin-English, analogue au pidgin-English parlé par les naturels du Pacifique. Et ça réussit ?

— Il est encore trop tôt pour le dire. Mais attendez, je vais vous montrer quelque chose.

Morley se pencha, ramassa rapidement trois objets rangés contre la paroi extérieure du bassin et les jeta au centre du plan d’eau. C’est seulement quand ils atterrirent que C les identifia : un vieux chapeau jaunâtre genre sombrero, une balle rouge et un court bâton peint en bleu[9].

— Dash, dit Morley en tapant des petits coups répétés sur la paroi intérieure du bassin pour attirer l’attention du dauphin.

Dash aussitôt se dirigea vers Morley et arrivé à un mètre environ de la paroi, il souleva la tête hors de l’eau.

— Le chapeau ! cria Morley. Attrape le chapeau !

Dash, sans hésiter, se dirigea vers le sombrero, plongea, en coiffa son museau et le rapporta à Morley. Celui-ci le saisit, le relança au milieu du plan d’eau et cria :

— Le bâton ! Attrape le bâton !

Dash saisit le bâton dans sa mâchoire, le ramena et Morley aussitôt le remit en jeu.

— La balle ! cria Morley. Attrape la balle !

— Bravo, dit C. Est-ce qu’il lui arrive de se tromper ?

— Quelquefois. Mais je me demande s’il ne le fait pas exprès pour me taquiner. Bien entendu, l’expérience se situe à un niveau assez humble. Mais son utilité pédagogique n’est pas négligeable. Nous fixons l’attention de Dash, nous lui apprenons à apprendre, nous l’habituons aussi aux sons humains. En outre, il sera très intéressant de savoir, en poursuivant l’expérience sur d’autres objets, combien de mots anglais il arrivera à emmagasiner et à reconnaître.

Morley s’interrompit, regarda sa montre et dit :

— Venez, Mr. C, vous tombez vraiment à pic. Je vais vous montrer quelque chose d’assez fascinant.

Il l’entraîna à pas rapides dans la direction d’un bassin construit en dur, et qu’une étroite jetée séparait du Pacifique. Deux hommes, vêtus de combinaisons noires d’hommes-grenouilles, étaient occupés à passer un harnais à un dauphin.

— Je vous présente Bill, dit Morley. Il a fait l’objet d’un entraînement spécial. On lui a appris à se diriger vers un des dresseurs dès que celui-ci actionne sous l’eau un buzzer. Voici l’instrument, dit-il en le prenant des mains d’un aide qui se tenait debout à côté d’un treuil. Comme vous voyez, le buzzer ressemble à une torche électrique, il est étanche et quand on le fait marcher, il émet sous l’eau une sonnerie vibrante dont les ondes sonores se propagent très loin. Dès qu’il entend ce son, Bill a été dressé à accourir vers celui qui l’émet, que celui-ci soit immergé ou dans un bateau. Il reçoit alors un poisson comme récompense…

— J’admire la façon dont il se laisse faire, dit C. On lui boucle son harnais et il ne bronche pas.

— C’est un animal très attachant, dit Morley. Il est très bien disposé à notre égard. C’est un fait rapporté par tous les observateurs : le dauphin aime les hommes. Dieu sait pourquoi, reprit-il après une seconde de silence.

La réflexion s’harmonisait si mal avec sa bonne humeur et la rondeur optimiste de son visage, que C le regarda :

— Après tout, dit C, vous les nourrissez bien et ils ne sont pas maltraités.

Morley secoua ses épaules rondes :

— Croyez-moi, Mr. C, quand ils pourront parler, ils auront pas mal de choses à nous dire sur l’exiguïté de leurs bassins et la solitude que nous leur imposons… À ce moment-là, vous verrez, ils se mettront à s’organiser et peut-être nous aurons des grèves et des revendications.

C se mit à rire, puis son attention se concentra sur les dresseurs. Ils plaçaient le dauphin sur une sorte de brancard percé de deux trous pour laisser passer les nageoires latérales. Le brancard reposait sur quatre longs pieds en tubes reliés à la base comme des barres parallèles. Les dresseurs arrimèrent le câble de treuil aux bras du brancard, firent signe à leurs camarades et le dauphin commença à s’élever dans les airs. Puis le treuil pivota, et la descente vers la mer libre s’amorça. Les deux dresseurs remontèrent du bassin et redescendirent rapidement par des degrés de ciment dans F Océan pour réceptionner l’animal. Ils avaient de l’eau environ jusqu’aux hanches.

— Vous allez le lâcher ? dit C.

— Ça en a tout l’air, dit Morley, son visage rond et rougeaud un peu tendu.

— Et c’est la première fois ?

— Oui.

Morley regardait les dresseurs. Le dauphin était à flot, dégagé des brancards et les deux hommes étaient occupés à attacher à son harnais une cordelette d’un mètre cinquante environ terminée par une petite bouée de couleur orange en forme de boudin.

— Je vois que vous prenez quand même des précautions, dit C.

— Oui, dit Morley brièvement.

Les dresseurs relevèrent la tête en même temps et regardèrent Morley. Leurs combinaisons de caoutchouc noir faisaient paraître plus blonds leurs cheveux courts, et plus clairs leurs yeux. Ils encadraient le dauphin, et les deux mains crochées sur le harnais, le maintenaient solidement entre eux, la tête pointée vers l’horizon, la bouche entrouverte. L’eau du large doit avoir bon goût, pensa C.

— Allez-y, dit Morley, le visage tendu.

Les dresseurs libérèrent leurs mains. Le dauphin resta une demi-seconde immobile, puis il donna un prodigieux coup de queue, et démarra comme s’il avait été lancé par une catapulte. À un mètre environ sous l’eau, il fonça vers le large. En moins d’une seconde, C perdit de vue son corps gris profilé, mais la bouée qu’il traînait après lui sautait à la surface et indiquait sa progression. La couleur orange du boudin tranchait sur le bleu profond de l’Océan.

— Il file comme une flèche, dit C.

— Il peut filer plus vite que ça, dit un des dresseurs avec orgueil. Il est freiné par la bouée.

Morley ne disait rien. La bouée dansait sur la mer lisse, et les yeux graves, les lèvres serrées, il la regardait s’éloigner de lui davantage à chaque seconde.

— Voilà un gaillard qui est heureux de s’ébattre, dit C. À sa place, je me sentirais grisé. Et à la vôtre ajouta-t-il au bout d’une seconde, je commencerais à être inquiet.

Morley ne répondit pas.

— J’y vais ? dit un des dresseurs nerveusement

— Allez-y, dit Morley.

Le dresseur enfonça le buzzer dans l’eau et l’actionna. Une pleine seconde s’écoula, puis la bouée orange ralentit, zigzagua, parut hésiter, et fit demi-tour. Bill retournait vers la terre.

— C’est gagné ; dit Morley d’une voix sourde.

Il y eut un silence. C, Morley et les deux hommes avaient les yeux fixés sur le boudin orange. Ils le regardaient, fascinés, sauter sur les petites rides de l’Océan, tandis que le dauphin revenait à toute vitesse vers la société des hommes.

Deux secondes plus tard, la tête rieuse et malicieuse de Bill apparut à un mètre du dresseur, et celui-ci lui donna un poisson.

— Remontez-le, dit Morley avec un soupir. C’est suffisant pour aujourd’hui.

C le regarda. Il avait l’air heureux et fatigué.

— Venez, dit Morley. Je vous emmène à la cafétéria. Je prendrai bien quelque chose.

— Je vais vous poser une question, dit C en réglant machinalement son pas sur le sien. À votre avis, pourquoi est-il revenu ? Oui, pourquoi est-il revenu au lieu de choisir la liberté, ce qui serait, après tout, normal chez une bête captive. Je sais bien, vous allez me dire qu’il revient parce qu’il a été conditionné par le buzzer et le poisson. Quand il s’agit d’un animal aussi intelligent que le dauphin, ce n’est pas une explication tout à fait satisfaisante. Bill pourrait bien se dire, après tout, que les poissons, ce n’est pas ça qui manque dans la mer, et qu’il n’a pas besoin des vôtres…

Morley regarda C avec gravité :

— Moi aussi, je me pose cette question, Mr. C. Et voici ma réponse : le dauphin est un animal social, ce n’est pas un solitaire. Il vit dans la mer en famille, et cette famille fait partie d’un groupe bien défini, avec, probablement, un territoire marin qu’il ne dépasse jamais, une hiérarchie, une organisation. Supposez que nous « perdions » Bill à quelques kilomètres de la côte. Où irait-il ?

— Il pourrait essayer de retrouver un autre groupe.

— Ça ne serait pas facile. Et il n’est pas du tout sûr qu’il réussisse à s’y faire intégrer.

— Je vois.

— Tandis qu’ici, à Point-Mugu, il est intégré, on s’occupe de lui, on le nourrit, on joue avec lui, il nous connaît.

— Vous voulez dire qu’il revient parce qu’il a noué des liens affectifs avec vous.

— Oui, dit Morley. C’est bien ce que je pense. C’est nous, maintenant, sa famille.

 

*

 

De Washington à Los Angeles, de Los Angeles à Miami, de Miami à Seattle, quelle absurdité, quel énorme gaspillage de temps, de forces, d’argent, de matière grise, simplement parce que ces salauds-là ont voulu me faire des cachotteries, une semaine, toute une semaine à sillonner le continent américain, à sauter d’un avion dans l’autre, d’un hôtel à l’autre, d’un centre de recherches à l’autre, pour obtenir péniblement, par petits bouts, les renseignements qu’ils auraient pu me donner en moins d’une heure, je l’ai médité, je peux le dire, votre « chef-d’œuvre d’analyse à fleur de peau », et bien profonde votre stupidité, gentlemen, car maintenant que j’ai fourré le nez dans vos affaires, je ne vais plus l’en retirer, je saurai tout, y compris les pedigrees des chercheurs dont vous avez cru malin de me taire les noms, ils vont vivre dans une maison de verre, vos chéris, je ne me donne pas six mois pour les connaître tous à fond, et quant à vous, les analystes à fleur de peau, bon Dieu, vous allez comprendre, vous allez souffrir, vous allez regretter d’être nés, désormais, vous n’allez plus pouvoir lever le petit doigt sans que je m’en aperçoive, ni faire un pet sans que je l’entende, ni soulever un presse-papiers sans me trouver dessous, vous allez être infiltrés, noyautés, intoxiqués, manipulés, au point que vous ne saurez même plus vous-mêmes qui commande chez vous, vous ou moi.

Mr. C ? dit une voix derrière lui, il se retourna, « W.D. Hagaman », C serra la main tendue, quarante ans, très grand, très étroit d’épaules, un cou démesuré, le visage long, blême, si étroit qu’il paraissait presque réduit à deux dimensions, des yeux bleus, pâles, sans vie, dès que C eut serré la main d’Hagaman, elle retomba le long de son corps, retrouva la main gauche derrière le dos, se noua à elle et ne bougea plus.

— Mr. C, dit de but en blanc Hagaman, comme si l’énoncé de son nom et la poignée de main avaient épuisé la part qu’il consentait aux rapports humains, vous savez, bien entendu, ce que c’est qu’un sonar ?

C sourit d’un air naïf :

— N’est-ce pas ce truc à bord de nos bateaux, qui détecte les sous-marins ennemis ?

La naïveté était peine perdue. Hagaman ne le regardait pas. C était un bipède étiqueté C, rien de plus.

— Plus exactement, dit Hagaman, c’est un appareil qui émet dans l’eau des ultra-sons. Les ondes sonores sont renvoyées en écho par les objets en immersion et récupérées ensuite par l’appareil. Comme la vitesse du son dans l’eau est connue, un calculateur électronique établit immédiatement la distance et la forme de l’obstacle immergé. Notez bien que cet appareil, y compris le calculateur électronique, est lourd et compliqué, et que les renseignements qu’il donne sont parfois incertains, du fait de la présence dans Peau d’ondes diffusantes qui sabotent l’écho.

Ses deux mains prisonnières l’une de l’autre derrière son dos, finissant toujours sa phrase quelle que fût sa longueur, Hagaman parlait sans un geste, sans une oscillation du corps, sans même ciller, son long visage immobile haut perché sur son cou, les yeux sans expression fixés au-dessus de la tête de C, les lèvres s’entrouvrant à peine pour laisser passer les sons, la parole lente, précise, professorale, sans une bavure, le seul mouvement décelable, à part celui des lèvres, étant la montée, la descente et la remontée d’une pomme d’Adam très saillante à peu près au niveau des yeux de C.

— Tel est le sonar industriel, dit Hagaman.

Il fit une pause.

— Le sonar naturel du dauphin, reprit-il de la même voix lente, mécanique et impersonnelle, est bien supérieur. Il ne pèse que quelques centaines de grammes, le dauphin le porte tout entier dans sa tête et il s’avère d’une précision remarquable.

Il fit de nouveau une pause et au bout de quelques secondes, C comprit que cette pause ne le concernait pas. Hagaman ne s’arrêtait pas pour lui permettre d’enregistrer son exposé ou lui donner le temps de poser une question. Il s’arrêtait parce qu’il allait changer de sujet. La présence de l’être humain appelé C n’avait qu’une valeur abstraite. C’était quelqu’un à qui on lui avait demandé d’expliquer le sonar des dauphins : il l’expliquait. Il l’aurait expliqué dans des termes identiques et avec les mêmes arrêts à toute autre personne.

— Rien ne vaut une démonstration, reprit Hagaman. Venez, Mr. C.

Un bassin circulaire comme à Point-Mugu, un soleil vif et un dauphin. Debout, à côté du bassin, un homme en combinaison étanche.

— Voici Dick. Je l’ai dressé à recevoir un poisson dans les conditions suivantes : en un point du parapet circulaire que je varie à chaque fois, je place une cloche actionnée par une manette immergée. Je siffle. Au coup de sifflet, le dauphin doit trouver la manette et la pousser du museau. La cloche se met alors à sonner, et sur un autre point du bassin, que je varie, lui aussi, à chaque fois, j’immerge un poisson, verticalement, en le tenant par la queue. Le dauphin doit trouver le poisson. Après dressage, pourcentage des réussites de Dick : cent pour cent.

Hagaman fit une pause.

— Karl, reprit-il, mets-lui les ventouses.

Karl franchit le parapet et pénétra dans l’eau. Aussitôt, Dick, en deux coups de caudale, fut sur lui et se frotta à lui pour quémander des caresses. Karl le flatta de la main, et au bout de quelques secondes approcha une ventouse de son œil droit. Cette ventouse se présentait sous l’aspect d’un demi-œuf de cane en matière plastique blanche. Karl dut faire preuve de patience et d’adresse, car Dick se déroba à plusieurs reprises, avant d’accepter d’être temporairement aveuglé par elles.

Karl sortit aussitôt du bassin et changea la position de la cloche sur le parapet.

— Le bassin, dit Hagaman, comporte un hydrophone qui recueille les sons émis par le dauphin et nous les fait entendre à l’air libre. Écoutez : dès que je vais siffler, Dick va mettre son sonar en action. Vous êtes prêt, Karl ?

Karl sortit un poisson d’un seau, se posta de l’autre côté du bassin et se tint prêt à l’immerger. Hagaman siffla. C entendit une série de sons craquants émis à intervalles réguliers : cran, cran, cran, cran, et en même temps, sans une seconde de tâtonnement, le dauphin aveuglé se dirigea droit vers la manette et la poussa. La cloche tinta. À l’autre bout du bassin, Karl immergea le poisson qu’il tenait par la queue. Le dauphin fit demi-tour, les sons craquants reprirent, et sans aucune peine, sans le moindre détour, sans la plus petite hésitation, le dauphin traversa toute la largeur de la piscine, nagea sur le poisson et le saisit.

— C’est extraordinaire, dit C. On a peine à croire qu’il ne voit pas.

— Approchons-nous de Karl, dit Hagaman de sa voix impersonnelle. Nous allons faire une deuxième expérience. Ce coup-ci, Karl va immerger simultanément deux poissons. Regardez-les bien : ils appartiennent à deux espèces différentes, mais leur longueur et leur forme sont presque identiques.

— Tout au plus pourrait-on dire que l’un est un peu moins large que l’autre.

— Exact. Et c’est le plus large, précisément, dont Dick est friand. Quant à l’autre, il n’y touche jamais. Attention. Je déplace la cloche le long du parapet. Et je siffle.

Au coup de sifflet, Dick actionna son sonar, trouva et poussa la manette. La cloche tinta. Karl immergea en même temps les deux poissons à une vingtaine de centimètres de distance. Toujours précédé de son cran-cran-cran-cran, Dick nagea droit sur celui qu’il aimait et l’avala.

— Lui arrive-t-il de se tromper ? dit C.

— Jamais.

— Peut-il être guidé vers le poisson de son choix par l’odorat ?

— Les cétacés n’ont pas d’odorat.

— Alors, c’est inouï, dit C. La précision de son sonar est inouïe. Il voit avec ses oreilles.

— Plus exactement, dit Hagaman de sa voix lente, inexorable, il voit avec son évent, il voit avec ses oreilles, et il voit avec le minicalculateur électronique qui interprète les ondes en retour perçues par ses oreilles.

Les mains nouées derrière le dos, le corps et le visage immobile, les yeux pâles fixés vingt centimètres au-dessus de la tête de C, Hagaman attendait. En ce qui le concernait, sa tâche était terminée. Mais il n’empêchait pas son visiteur de lui poser des questions.

— Si je comprends bien, dit C, la nature a doté le dauphin d’un sonar infiniment supérieur au nôtre et nous essayons de percer à jour les secrets de sa fabrication.

Hagaman réfléchit.

— Si on veut mettre l’accent sur le côté pratique de la question, je suppose qu’on peut formuler comme vous le faites le but de nos recherches.

— Mais ne pourrait-on pas utiliser directement le sonar des dauphins ?

— Comment : « directement » ?

— Eh bien, par exemple, en utilisant les dauphins à des tâches de détection sous-marine.

Il y eut un silence et Hagaman dit :

— Je suis étranger à cet aspect de la question.

 

*

 

rapport de c.

KL/256 21, secret.

 

(Note de C : Je rapporte cet entretien de mémoire, la personne que j’appelle l’informateur ayant demandé avec insistance qu’il ne soit pas enregistré au magnétophone. Pour les mêmes raisons, aucune photo n’a été prise de lui et il a été convenu que je serai seul à connaître son nom.)

Informateur. – J’ai décidé de vous joindre dès que j’ai eu connaissance de votre entretien avec Atalante. Mais j’ai eu beaucoup de mal à vous localiser.

C. – Je sais. Je vous remercie vivement de vos efforts.

Informateur. – Pour tout dire, je ne puis comprendre qu’Atalante se soit montré si peu coopératif. Ces cloisons étanches entre services n’ont pas lieu d’être. Surtout quand on sert le même but.

C. – Mais servons-nous tout à fait le même but ? Ai-je tort de penser que la philosophie de la vie de certaines personnes dans le service d’Atalante n’est peut-être pas tout à fait la nôtre ?

Informateur. – Oui, je comprends. Disons alors que la mienne, personnellement, est plus proche de la vôtre.

C. – Je le pensais. Mais je suis heureux de vous l’entendre dire. Il y a beaucoup trop de colombes ou de demi-colombes dans l’entourage d’Atalante…

Informateur. – Je le pense aussi.

C. – Accepteriez-vous, le cas échéant, de me parler d’elles ?

Informateur. – Ce n’est pas dans ce but que je vous ai contacté. Dans mon esprit, il ne devait pas être question des personnes avec qui je travaille, mais des dauphins.

C. – L’un n’exclut pas l’autre. La vérité, c’est que nous nous faisons beaucoup de souci au sujet de l’entourage d’Atalante. La chose est peut-être bien plus grave que vous ne pensez. Après tout, nous ne pouvons pas écarter l’idée que la troisième guerre mondiale puisse éclater dans un avenir proche. Dans cette perspective, tout ce que vous pourriez nous dire serait sans prix.

Informateur. – Je n’avais pas envisagé mon rôle de cette façon. À mon avis, il y aurait une certaine bassesse à impliquer des gens avec qui je travaille. Ce n’est pas parce qu’ils n’ont pas mes opinions que je les considère comme des traîtres.

C. – En temps de guerre, ou de pré-guerre, permettez-moi de vous le dire, il est très difficile de savoir où commence la trahison. Ces gens-là sont-ils vos amis ?

Informateur. – Oh, non !

C. – Eh bien, dans ce cas, je ne comprends pas très bien vos scrupules. D’autant plus qu’il ne s’agit pas de les « impliquer ». Je vous demande simplement de m’aider à me faire sur eux une opinion.

Informateur. – Mais est-ce que ça ne revient pas un peu au même ?

C. – Oh, il y a une nuance. Prenez, par exemple, le cas du bras droit d’Atalante. Appelons-le Azur si vous voulez. Vous voyez qui je veux dire ?

Informateur. – Oui.

C. – Eh bien, je me tracasse un peu au sujet d’Azur. Je n’arrive pas à le définir. Il me paraît très fuyant. Qu’en pensez-vous ? Dans quelle catégorie faut-il le ranger ?

Informateur. – À mon avis, il n’est ni chèvre ni chou.

C. – Eh bien, vous voyez. Je ne vous en demande pas plus. Avez-vous l’impression, en disant cela, d’avoir « impliqué » Azur ?

Informateur. – À vrai dire, non.

C. – La vérité, si nous sommes bien d’accord, c’est qu’Azur est un opportuniste qui se rangera toujours, pour finir, dans le camp qui l’emportera.

Informateur. – Avec peut-être une petite préférence initiale pour la philosophie de la vie qui n’est pas la nôtre.

C. – Oui. Je le pense aussi. C’est tout à fait ça. Vous avez très bien senti cette nuance.

Et je serais tenté d’en dire autant d’Atalante.

Informateur. – Oh, Atalante, c’est un autre problème… Personne chez nous ne sait ce qui se passe dans la tête d’Atalante.

C. – Pour être tout à fait franc, c’est la raison pour laquelle j’attache tant d’importance à bien connaître son entourage. Mais venons-en à nos dauphins. Puis-je vous poser quelques questions ?

Informateur. – C’est précisément au sujet des dauphins que je vous ai contacté. Dans ce domaine, je suis prêt à vous aider au maximum.

C. – Je n’ai qu’une question, en fait. Comment des gens comme Atalante et Azur conçoivent-ils l’utilisation pratique des dauphins ?

Informateur. – Là-dessus, la doctrine est claire. Dans toutes les entreprises de construction ou de destruction sous-marines où nous employons des hommes-grenouilles, il serait beaucoup plus avantageux d’employer des dauphins.

C. – Pourquoi ?

Informateur. – Le dauphin a un grand avantage sur le plongeur humain : il ignore la narcose de l’azote et quand il remonte à la surface, il n’a pas besoin d’être décomprimé. Vous savez d’ailleurs que Sealab a employé un dauphin nommé Tuffy pour faire la liaison entre les hommes de la maison sous la mer et le navire de surface. Tuffy leur apportait le journal, le courrier, des bouteilles de bière…

C. – Oui, je me souviens. J’ai lu ça quelque part. C’est très étonnant, mais il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un travail. Ne craignez-vous pas que le fait que le dauphin n’ait pas de main limite beaucoup son utilisation dans les travaux sous-marins ?

Informateur. – Oui et non. Le dauphin est très adroit avec son museau. Il pousse des leviers, lance des balles, fait des équilibres. En outre, le squelette de ses nageoires latérales est celui d’un bras atrophié terminé par une main, souvenir du temps où il vivait sur terre. Ces nageoires sont, dans une certains mesure, préhensiles. Peut-être arrivera-t-on à les éduquer et à les développer. En attendant, il faudra utiliser des harnais ou des équipements spéciaux.

C. – Précisément. Parlez-moi de ces harnais. Attendez, je vais préciser ma question : a-t-on envisagé de fixer sur ce harnais une mine, que le dauphin pourrait déposer à l’entrée d’un port, ou même fixer sur la coque d’un navire ?

Informateur. – Oui. La question est à l’étude. Mais là-dessus, je n’en sais pas plus que vous. Ce que je peux vous dire, c’est que certains dauphins sont d’ores et déjà entraînés à distinguer les navires « amis » des navires « ennemis », même dans l’obscurité.

C. – Comment ?

Informateur. – Les navires « amis », sous la flottaison, portent à la proue une petite plaque ; et cette plaque est faite d’un métal différent de celui de la coque.

C. – Et les dauphins reconnaissent la présence de cette petite plaque dans l’obscurité ?

Informateur. – Oui. Et même quand elle est recouverte de la même peinture que la coque.

C. – Comment font-ils ?

Informateur. – Ils utilisent leur sonar. Il doit y avoir une légère différence entre l’écho renvoyé par la petite plaque et celui renvoyé par le reste de la coque.

C. – C’est ahurissant. À votre avis, quel serait le rôle du dauphin, dans un combat offensif et défensif ?

Informateur. – Je vais vous dire notre doctrine : le dauphin est à la fois un sous-marin non décelable et une torpille intelligente.

C. – Pourquoi, non décelable ?

Informateur. – Pour les sonars de l’adversaire, c’est un poisson. En second lieu, s’il attaque, même en plein jour, il déjouera toutes les manœuvres des navires ennemis pour l’éviter. Songez à son extraordinaire vitesse subaquatique. Songez aussi à sa faculté de plonger instantanément à de grandes profondeurs.

C. – Tactiquement, comment vos services voient-ils les choses ?

Informateur. – Supposons que nous arrivions à enrôler et à dresser des bandes nombreuses de dauphins et à les faire patrouiller dans les eaux du Pacifique ou de l’Atlantique. Grâce à leurs sonars, ils pourraient déceler l’avance d’une flotte de sous-marins atomiques et nous aider à l’anéantir en semant des mines sur sa route. Ils pourraient aussi attaquer les navires de surface, en allant placer des bombes sous leur ligne de flottaison. Ils pourraient même, le cas échéant, porter des bombes atomiques jusque dans les ports de l’adversaire. Dans ce cas, évidemment, il faudrait prévoir le sacrifice des animaux porteurs.

C. – Si on pense à la longueur et au coût de leur apprentissage, il me semble que c’est là un sacrifice sérieux.

Informateur. – Je me place dans l’hypothèse où nous aurions dressé plusieurs centaines de ces bêtes. Nous pourrions alors prélever sur ce nombre une vingtaine de dauphins kamikazés – inconsciemment kamikazés, il va sans dire – sans que notre potentiel en soit trop affecté.

C. – Tout ceci est du plus haut intérêt.

Informateur. – Mais, bien entendu, une collaboration aussi complexe suppose que nous réussissions à communiquer avec les dauphins par le moyen d’un langage. C’est la condition sine qua non.

C. – Atalante m’a parlé du Dr. Lilly.

Informateur. – Le Dr. Lilly est très intelligent, il a fait d’excellentes choses, mais il est encore loin du but. À mon avis, Sevilla est beaucoup plus avancé.

C. – Sevilla ?

Informateur. – Je vous donnerai ses coordonnées. En réalité, toute la réussite du projet Dauphin repose sur Sevilla.

C. – Est-ce qu’il s’en rend compte ?

Informateur. – Oh, pas du tout ! Sevilla est totalement étranger aux perspectives que nous venons d’évoquer. Sevilla est un idéaliste. Ce qui intéresse Sevilla, c’est d’établir une communication entre espèces. Il estime que ce serait là une grande conquête pour l’humanité.

C. – Ce ne serait pas, par hasard, un de ces…

Informateur. – Non. Nous ne le pensons pas. Il est politiquement très ignorant. Très éloigné de ce genre de choses.

C. – Eh bien, je vous remercie. Votre collaboration n’a pas de prix pour moi.

Informateur. – Pourtant, je ne vous ai rien dit que de très banal. Vous lirez des choses beaucoup plus sensationnelles sous la plume de certains journalistes scientifiques.

C. – Oui, mais chez eux, il faut toujours faire la part de l’hypothèse, de l’imagination. C’est la source de vos informations qui en garantit le sérieux.

Informateur. – Eh bien, je suis heureux d’avoir pu vous être utile. Je reste à votre entière disposition.

C. – Je vous remercie. Je vous suis réellement très reconnaissant. Me permettez-vous de revenir sur un point ? Si vous vouliez bien accorder de temps en temps une petite pensée à mes préoccupations au sujet de l’entourage d’Atalante, vous nous rendriez un très grand service.

Informateur. – J’y réfléchirai.